Nous avons appris avec une grande tristesse le décès de Stéfan Sinclair, dont les compétences professionnelles et les qualités humaines manqueront à toute la communauté des humanités numériques. Humanistica s’associe aux hommages qui lui sont rendus. Nous reproduisons ci-dessous la version française du texte publié sur le site de la société canadienne CSDH/SCHN.
Stéfan était professeur agrégé au département des langues, des littératures et des cultures de l’Université McGill, spécialisé dans les humanités numériques, l’analyse et la visualisation de textes ainsi que dans le développement d’outils en sciences humaines. On le connaît peut-être mieux pour avoir réalisé Voyant (http://voyant-tools.org), une suite d’outils d’analyse de textes accessible par navigateur et adaptée à l’interprétation de textes non structurés. Disponible dans une douzaine de langues (dont l’anglais et le français), Voyant est l’un des outils les plus utilisés de l’infrastructure nationale de recherche de Calcul Canada, comptant des dizaines de milliers d’usagers par mois. Avec Geoffrey Rockwell, il a publié l’ouvrage Hermeneutica : Computer-Assisted Interpretation in the Humanities (MIT Press, 2016) qui documente le développement de Voyant ainsi que ses expériences en matière d’analyse de texte. Ce livre a reçu le prix de la Société canadienne des humanités numériques pour une contribution exceptionnelle en 2017.
Avant d’enseigner à McGill, Stéfan était professeur agrégé à l’Université McMaster de 2004 à 2011, où il a dirigé le Sherman Centre for Digital Scholarship. Auparavant en poste à l’Université de l’Alberta (de 2001 à 2004) il a développé avec Sean Gouglas le premier programme de maîtrise en informatique et sciences humaines au Canada. Ce programme, qui s’est transformé en maîtrise en humanités numériques, prospère encore aujourd’hui grâce à sa contribution cruciale dans le champ des lettres et SHS.
Stéfan était titulaire d’un doctorat en littérature française à l’Université Queen’s, décerné en 2000 après une maîtrise de l’Université de Victoria (1995) et un baccalauréat spécialisé de l’Université de Colombie-Britannique (1994). Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle), il avait développé l’un des premiers environnements d’analyse de texte dans un navigateur, appelé HyperPo, une plateforme d’analyse et de transformation de texte à la fois ludique et appropriable, qui l’a finalement inspiré pour créer Voyant.
Stéfan a énormément contribué au développement des humanités numériques tant au Canada qu’à l’international. Au fil des ans, il fut président de l’Association of Computers and the Humanities, vice-président (et pendant de nombreuses années “gourou extraordinaire des infrastructures”) de ce qui est devenu aujourd’hui la Canadian Society for Digital Humanities/Société canadienne des humanités numériques, ainsi que l’un des rédacteurs en chef de Digital Humanities Quarterly. Il fut également l’un des organisateurs du congrès DH 2017 à Montréal réunissant près d’un millier de personnes sur le campus de McGill. Après avoir dirigé le Centre Sherman pendant son mandat à McMaster, il a lancé l’initiative Humanités numériques dès son arrivée à McGill en 2011 et, avec Michael Sinatra, il a contribué à la fondation du Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques en 2013, un centre qui rassemble plus de 70 chercheurs provenant de huit universités du Québec. À l’Université McGill, Stéfan a mis aussi sur pied son laboratoire financé par la FCI, le “Scaling Humanities Analytics and Visualization Lab” (SHAVLAB), un centre d’analyse de textes et de visualisation de données basé sur les humanités, contribuant à diffuser de nouvelles approches et impliquant des étudiant.e.s qui ont bénéficié et continueront de bénéficier – tant pour les carrières universitaires que non universitaires – du mélange de compétences humanistes et techniques qu’offrent les humanités numériques. Stéfan a également participé à plusieurs projets de grande envergure au Canada, aux États-Unis et en Europe, dont les projets TAPoR, SAToRBase : A Database of Topoi for French Literature, le CWRC, NovelTM et CO.SHS, pour n’en citer que quelques-uns. Plus récemment, il fut membre fondateur du Groupe de recherche sur les éditions critiques en contexte numérique (GREN), financé par le fonds de recherche société et culture du Québec.
Stéfan était d’une gentillesse et d’une attention sans faille. Il était un ardent défenseur des étudiant.e.s, et a transmis à toute une génération le goût de la programmation dans une perspective humaniste, en développant par exemple ALTA, un manuel en ligne sur l’art de l’analyse des textes littéraires. Soucieux d’œuvrer au bien de la communauté élargie des chercheurs en lettres, sciences humaines et sociales, il a dirigé le développement et la maintenance d’une grande partie de l’infrastructure de recherche dont beaucoup d’entre nous dépendent sans s’en rendre compte. En plus de Voyant, il a participé au développement et à la gestion du portail d’analyse de textes pour la recherche (TAPoR), du projet MONK, de l’environnement simulé pour le théâtre, du navigateur Mandala et de BonPatron (un correcteur de grammaire française très utilisé qu’il a développé avec Terry Nadasdi), et encore bien d’autres serveurs et sites web. C’est dans un souci constant de prendre soin de notre infrastructure partagée qu’il a continuellement réparé et amélioré l’un des environnements d’analyse de texte les plus utilisés de 1996 à aujourd’hui, alors qu’il évoluait de HyperPo à Voyeur, puis enfin Voyant.
Stéfan n’a pas seulement créé de beaux outils utiles à la communauté, il a aussi réfléchi avec d’autres sur la fabrication et l’interprétation des technologies numériques. En 2003, par exemple, il a rédigé un article essentiel intitulé “La lecture assistée par ordinateur : Reconcevoir l’analyse de texte” qui s’appuyait sur ses travaux sur HyperPo. Avec Geoffrey Rockwell, il a développé une pratique collaborative d’expérimentation et de développement informatique conçue comme un mode de réflexion sur la technologie, qui est décrite dans Hermeneutica et présentée en ligne à l’adresse http://hermeneuti.ca. Il a aussi écrit en collaboration avec Stan Ruecker et Milena Radzikowska un ouvrage intitulé Visual Interface Design for Digital Cultural Heritage (Ashgate 2011). Ces dernières années, il travaillait en étroite collaboration avec Andrew MacDonald sur Spyral, un environnement de programmation qui étend Voyant de manière à l’intégrer dans des infrastructures comme le projet LINCS, dirigé par Susan Brown et développé à partir d’une idée de Stéfan.
Stéfan laisse dans le deuil sa femme, ses deux filles, sa sœur et son beau-frère, sa nièce et ses parents. Ses derniers jours se sont déroulés dans le calme au centre de soins palliatifs de Saint-Raphaël, où il a pu accueillir sa famille et son chien, Choco. Ses attentions, son courage, son génie et ses questions généreuses nous manqueront à toutes et à tous. La Canadian Society for Digital Humanities/Société canadienne des humanités numériques et l’Association for Computers and the Humanities étudient la meilleure façon de lui rendre hommage, et une annonce sera faite à l’automne. Le Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques nommera quant à lui une conférence annuelle en son honneur.
Plutôt que des fleurs, des contributions à CanAssist (http://www.canassistafrica.ca/) et à la maison de soins palliatifs de Saint-Raphaël (https://maisonstraphael.org/en/) seraient très appréciées.